La méthode des clusters
Dans cette époque troublée par un virus et les décisions politiques qui découlent de son apparition, le terme « cluster » circule dans toutes les bouches. Dans son acception actuelle, le cluster est associé à ce qu’on doit éviter, et la définition neutre de ce terme, qui signifie initialement « groupement » a glissé vers une interprétation teintée de danger et d’inquiétude pour devenir le « foyer de contamination ».
Lorsque j’étais étudiante en psychologie, un professeur féru de statistiques nous faisait partager son enthousiasme quant aux récentes avancées de cette discipline par l’utilisation d’algorithmes permettant d’affiner les critères de sélection et de former ainsi des sous-groupes dans un ensemble de données. Cette méthode s’appelle la méthode des clusters et elle permet de construire des collections d’objets similaires au sein d’un même groupe et distincts des autres sous-groupes. Ainsi, il est possible de découvrir des caractéristiques communes à des petits groupes, caractéristiques qui auraient risqué de passer inaperçues par un traitement statistique plus global qui les auraient considérées comme isolées.
Que fait la méthode des clusters, si on la pensait à un niveau humain ? Elle met en évidence des liens, des relations entre les individus.

Clusters et crise sociale
Dans le monde globalisé actuel, les relations entre les personnes sont à repenser. En effet, si, pendant longtemps les liens évidents étaient familiaux, amicaux, proches géographiquement ou socialement, la possibilité d’interagir avec tout un chacun dans le monde redistribue les cartes de la socialité. Les modèles anciens de référence sont souvent binaires ou s’appuient sur des référentiels établis opposant identité personnelle et ensemble global, créant des tensions.
La crise sociale engendrée par le virus met à jour ces tensions, les clivages deviennent évidents et simplistes, entre les tenants d’une liberté individuelle et ceux qui se considèrent comme socialement responsables. La liberté et le soin des autres seraient-ils incompatibles ? Il apparaît alors que vouloir affirmer une Vérité se heurte à son contraire, que l’individu peut alors se trouver dans une volonté de pouvoir et d’affirmation dogmatique, sans prendre en considération la complexité : le lien entre l’élément isolé « individu porteur d’une parole » et l’ensemble global de la population semble altéré.
Clusters vertueux
Il est nécessaire d’inventer un autre niveau d’interaction, qui est celui du cluster : des individus se reliant par des affinités communes travaillant à promouvoir leur vision du monde en la réalisant concrètement. On peut penser ici au mouvement du woofing, où des personnes itinérantes choisissent d’aller à la rencontre de modes de vie nouveaux, d’y apporter leur participation en échange d’une expérience humaine riche. Il s’agit d’un retour sur soi mettant à l’épreuve son existence dans le monde dans une visée constructive. On peut alors parler de cluster vertueux. Pourquoi vertueux ? Car ici, il s’agit d’expérimenter sa vie selon son désir sans volonté de pouvoir ou sans volonté de « convaincre » l’autre et le monde que l’on détient la Vérité. Il s’agit d’un niveau de conscience intégrant aussi la différence et la diversité des êtres et des contextes et les respectant. C’est-à-dire que dans cette période, chaque individu ayant expérimenté la globalisation est conscient que tout n’est pas noir ou blanc et que chaque personne, si elle fait partie d’un cluster, fait aussi probablement partie d’autres clusters, différents, et fait aussi partie du monde. Il est question ici d’accepter et de vivre avec ses contradictions et ses ombres, de faire l’expérience d’une humilité loin de la toute-puissance d’une velléité de détenir la Vérité
Je pense par exemple à un écrit de François Ruffin, député de la Somme très actif dans la volonté de faire émerger un autre ordre social. Exposé, personnage politique, il peut être perçu comme un exemple par de nombreuses personnes et de fait être porteur des attentes de ces personnes d’une forme de « pureté » militante. Il a écrit un livre qui est disponible sur une plateforme de vente controversée. Dans son post, il exprime qu’il fait aussi partie de ce monde et que le boycott de ces plateformes et technologies actuelles le conduirait à une vie d’ermite, ce qui est l’opposé de ce qui lui est nécessaire pour son action. De ce fait, il accepte et revendique sa qualité d’humain, fait de contradictions apparentes mais au service de son désir. L’exercice peut être difficile de trouver une ligne de crête, ne pas tomber dans un relativisme passif, préserver ses convictions et les faire vivre peut passer par des conflits, qui font aussi partie du vivant. Il m’apparaît, à la suite de ce que disait déjà C.G. Jung, psychiatre fondateur de la psychologie des profondeurs, mais aussi d’Annick de Souzenelle et d’autres grands auteurs, que notre être est le creuset des transformations que nous souhaitons voir advenir. Le cluster vertueux se définit donc en première instance comme un ensemble de personnes qui vont soutenir l’individu dans sa transformation, comme un maillon essentiel dans le développement d’une conscience globale qui se fait pas à pas, dans la proximité du cœur.
Il est intéressant de constater que ces clusters vertueux sont souvent discrets et non velléitaires. Leur action renvoie à un ancrage. Ce mouvement donne l’image d’un basculement possible de la conscience vers un niveau plus respectueux des êtres et de la planète, selon le modèle de la théorie des 100 singes et ce qu’avait déjà constaté Lev Vygotski en son temps : les apprentissages faits par une génération deviennent des évidences pour la génération suivante et ainsi se développe l’humanité depuis ses origines.
Le cluster vertueux est une chance pour que sa définition originelle se réalise : en musique, le cluster est « la résonnance de plusieurs notes jouées ensemble ».